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La saga de Jade Jasmin

by asefylko

Mise en jambes

Le regard déterminé, Jean-Marc Adnet traversait d’un pas pressé les interminables allées de son propre entrepôt. Autour de lui, des rangées parfaitement parallèles de caisses de matériel informatique attendaient l’arrivée des livreurs pour être emmenées chez leurs acheteurs : écrans, tours, portables, cartes graphiques... Une petite fortune se concentrait sous le toit en taule, sur une surface d’ordinaire fréquentée par une dizaine d’employés. Mais à cette heure de la nuit, et à cette date précisément choisie avec ses partenaires en affaire, pas une âme ne se trouvait dans les parages. Jean-Marc lui-même n’était pas supposé être présent, et tout, dans l’ambiance des lieux, semblait vouloir le lui rappeler...

Ses talons claquaient sèchement dans le silence austère et étouffé. La grande structure métallique au sein de laquelle il progressait seul regorgeait d’ombres et de zones qu’aucune lumière n’éclairait. Régulièrement, un grincement, un tintement ou un couinement retentissait dans le lointain de l’entrepôt, comme si quelque-chose s’activait dans le noir.

Le commerçant, toutefois, ignora sans mal cette ambiance pesante. Il avait maintes fois parcouru cet entrepôt, et il en connaissait le relief comme le dos de sa main. Sa mémoire replaçait dans chaque zone noire les éléments que le manque de lumière empêchait d’observer factuellement, identifiait chaque type de son pour ce qu’il était réellement, ôtant tout pouvoir d’effroi à son environnement. De plus, les circonstances de sa présence aidèrent Jean-Marc à occulter toute distraction. Déjà dynamique de nature, il redoublait de raisons pour poursuivre son chemin sans ralentir une seule seconde. Eut-il ralenti, peut-être que ses oreilles ou ses yeux auraient captés les furtifs signes d’une présence étrangère qui l’attendait à l’extrémité de l’entrepôt vers laquelle il se dirigeait promptement.

 

Cette nuit, Jean-Marc sortirait de sa réserve un poste portable neuf bien précis qui se trouvait dans son entrepôt. La référence du produit lui avait été secrètement renseignée pour qu’il veille à ne pas le vendre, et à le conserver un nombre spécifique de jours. Sans connaître les détails, le quadragénaire savait que cet ordinateur portable avait été utilisé pour stocker des données comptables d’importance. On le payait une fortune pour qu’il s’assure que les données arrivent entre les bonnes mains, sans laisser de traces administratives, et c’est à la seule perspective d’un imminent gain dans son capital financier qu’il s’obligeait à penser. Tout allait bien se passer, il n’y avait aucune raison que le moindre problème ne surgisse dans ce plan simple et bien défini.

 

Une silhouette féminine se détacha lentement de la zone d’ombre dans laquelle elle s’était tapie, déroulant une démarche souple qui l’amena à la bordure d’une zone de lumière. Au son de ses pas se devinaient des talons féminins. Elle n’émit pas un mot, se contentant de s’exposer à la vue de sa prochaine victime.

 

« Qu’est-ce que… » Commença Jean-Marc en se stoppant net, à la fois surpris et inquiété par la présence d’une témoin gênante.

 

De longs cheveux, bruns comme le jais et luisants comme de l’encre, descendaient en queue de cheval à l’arrière de son beau visage à l’ovale émacié. Ses jambes étaient recouvertes jusqu’aux genoux de bottes montantes en daim noir que des filigranes pailletés ornaient de spirales argentées. En collants scintillants et mini-short noir, la mystérieuse intruse arborait, ça et là des touches de couleur sur une tenue majoritairement sombre, comme pour faciliter sa fusion dans les ténèbres. Une bague d’un vert sobre ornait l’une de ses mains gantées de satin jusqu’aux coudes, là où des strass ne combattaient pas le noir par leurs reflets multicolores. Un bustier exposait généreusement la poitrine joliment dessinée de la jeune femme, probablement asiatique au vue de ses traits, laquelle jouait nonchalamment avec le contour d’un collier accolé à son cou gracieux. Sur l’épaisse bande de cuir noire figurait une fleur blanche et verte impossible à identifier pour Jean-Marc, qui observa cette perturbatrice avec effroi avant de reprendre contenance. Peut-être qu’il pouvait encore s’en sortir.

 

« Vous êtes sur une propriété privée. » Asséna fermement l’homme d’affaire, habitué à se faire obéir. Il convoqua son autorité acquise avec l’expérience, modifiant jusqu’à sa posture pour paraître plus assuré, s’appuyant sur son légendaire regard gris comme l’acier et ses épais sourcils pour foudroyer des yeux la vagabonde à la tenue improbable.

 

« Ça je le sais, mon chou ! » Répliqua une voix grave, travaillée pour sonner plus féminine, alors que s’avançait dans la lumière l’intrus, qui rejeta d’un air altier sa chevelure en arrière d’un coquet mouvement de tête.

Sous un éclairage plus direct, des détails devinrent évidents, chez cet individu apprêté pour évoquer des formes féminines : le relief du visage avait été maquillé pour dissimuler une mâchoire typiquement masculine, la poitrine aux contours bien tracée s’avérait dessinée sur un torse plat, et la stature globale de l’inconnu trahissait sa nature transformiste. Bien qu’imitée avec un talent indiscutable, cet homme n’avait du glamour féminin que les atours, et pas le caractère essentiel. Le fait que la personne qui soit en train de gâcher ses manigances s’avère être un travesti ajoutait à l’inconfort du commerçant, qui ne pardonna pas à l’original sa fausse sensualité provocatrice.

 

« Vous avez cinq secondes pour aller tapiner ailleurs… Après quoi, j’appelle la police, et vous terminerez votre fabuleuse soirée en cellule. Peut-être que c’est ce que vous voulez ? Je me suis laissé dire qu’on se faisait facilement prendre par derrière, en garde à vue… » Gronda d’un ton mordant le quadragénaire, rendu plus hargneux et incisif encore qu’à l’accoutumée par le stress qu’il cherchait à dissimuler sous un vernis d’assurance.

 

Loin de paraître incommodé, le personnage costumé papillonna de ses longs (et faux) cils, le fard vert émeraude de ses paupières apparaissant et disparaissant dans ce battement rapide. En courbant exagérément son torse pour imiter une pose sensuelle, le jeune asiatique minauda de sa voix suave :

 

« Cinq secondes, c’est juste ce qu’il me faut pour t’ensorceler, trésor. »

 

Estomaqué par cet aplomb qu’il trouvait ridicule, l’homme d’affaire pouffa du nez et grimaça un rictus dubitatif. Une envie impérieuse d’affirmer que le travesti capable de l’ensorceler n’était pas encore né lui monta aux lèvres tandis que le rouge lui venait aux joues, mais il repoussa cette pulsion pour se préparer à mettre sa menace à exécution.

Tandis que ces considérations passaient dans la tête du quadragénaire, l’asiatique en bottes noires allongea en souplesse sa foulée pour venir d’un pas conquérant jusqu’à sa proie, un sourire sur ses lèvres rouge cerise, et une étincelle amusée pétillant dans son regard noir maquillé de vert. Tout en paradant tel un mannequin, les hanches valsant en cadence, il présenta un poing élancé vers Jean-Marc, orientant sa bague vers le visage de l’intéressé. Un sifflement ténu accompagna la libération d’un nuage concentré blanchâtre qui envahit les voies aériennes de l’homme pris pour cible, lequel fut cueilli par le gaz alors qu’il inspirait par réflexe, inconscient du danger.

Aussitôt, un vertige étourdissant s’abattit sur le négociant, qui tituba de quelques pas en s’efforçant de maintenir son équilibre. Resté à sa place, le transformiste ganté observa sa drogue faire effet avec une expression attendrie et par avance victorieuse. Une fois sûr que le produit s’était suffisamment dissipé pour ne plus être inhalée, et que sa victime en subissait les effets lénifiants, il passa à l’offensive.

 

« Ne sois pas gêné, mon chéri ; je fais tourner la tête de beaucoup de gens. Comme toi, ils commencent par me repousser, refusant d’admettre que je leur plais. Ensuite, ils prennent une grande inspiration, se détendent, et laissent monter en eux ce désir qui ne demandait qu’à s’exprimer. » Insinua l’intrus de son ton mêlant sensualité, octaves graves et intonations de contralto. Lentement, il se rapprocha du quadragénaire, qui regardait autour de lui, manifestement sous l’emprise d’un produit qui lui donnait l’impression d’avoir trop bu : la bouche sèche, l’équilibre précaire, Jean-Marc Adnet voyait pourtant net, mais ses pensées semblaient engluées, et le moindre effort de réflexion le laissait las. Une sorte de chaleur agréable se diffusait en lui, l’engourdissant, noyant ses neurones dans un bain apaisant.

 

« Par ici, mon cher Jean-Marc. » Chantonna une voix mélodieuse qui l’incita à lever les yeux vers la silhouette sinueuse en noir qui n’attendait que de devenir le centre de son attention.

 

« Pose tes yeux sur mon corps magnifique et hypnotique, Jean-Marc. » Ordonna lentement l’homme qu’il avait surpris dans son entrepôt, lissant doucement sa tenue de ses mains couvertes de satin pour souligner le corps sous-jacent, et les courbes qui s’y succédaient. Bien que dépourvu de réelle poitrine, le jeune asiatique prouva qu’il savait y faire pour éveiller les sens par un subtil érotisme dans sa gestuelle corporelle.

 

« Tu peux regarder où tu veux, te perdre dans ce que tu trouves de plus sexy chez moi, et ce en toute impunité. Je ne dirai rien. » Ronronna l’homme en collants scintillants d’une voix mielleuse. Sans comprendre ce qui lui arrivait, son auditeur se sentit effectivement fasciné par cette anatomie qui, sans être celle d’une femme, ne manquait ni de grâce, ni d’attrait, ni de beauté. L’élégance du noir omniprésent chez le témoin gênant se conjuguait à merveille avec ses accessoires argentés, ces touches de verdure qui coloraient et mettaient en exergue son regard, ses hanches, ses jambes… Le séduisant costumé irradiait d’un attrait nouveau pour son admirateur, un magnétisme exotique imprégné de l’aura séduisant de la transgression. Bercé par une étrange quiétude soporifique, acceptant doucement de reconnaître que l’homme à la queue de cheval n’était pas déplaisant à observer, Jean-Marc s’autorisa à penser (en son intime for intérieur) qu’il aurait pu regarder cette belle personne pendant des heures sans s’en lasser.

En deux pas
cadencés et un volte-face fluide, la créature de charme s’accola de dos à son objectif, veillant à épouser de ses fesses l’entrejambe du quadragénaire. Un de ses bras serpenta pour s’enrouler autour du cou de l’homme, à qui il susurra dans le creux de l’oreille :

 

« Sois tranquilleJe sais que je t’excite, mon mignon. Pas besoin de l’avouer. Laisse-toi juste aller. Ce sera notre petit secret. » Promit le tentateur à voix basse.

 

Étourdi par ce rapprochement et la volupté qui émanait de l’asiatique, Jean-Marc appréciait bien trop cette proximité envoûtante pour envisager de repousser son courtisan. Embaumant d’un parfum floral, l’individu, de dos, entretenait une confusion sur son genre pour le cerveau relaxé du quadragénaire, qui se permit d’apprécier la caresse des doigts gantés passant sur son visage. Les paroles rassurantes qu’on lui glissait autant à l’oreille qu’à l’esprit faisaient leur œuvre, poussant délicatement l’homme à s’abandonner à une excitation qu’il aurait jugé « contre nature » quelques minutes plus tôt.

 

« Tu peux m’appeler Jade. Jade Jasmin. » Se présenta à mi-voix l’intéressé, en plantant son regard noir auréolé d’émeraude dans les yeux gris aux pupilles dilatées de son interlocuteur. Leurs bouches se trouvaient proches, au point que le plus âgé des deux soit en capacité d’affirmer que le rouge à lèvres de son vis-à-vis avait été appliqué à la perfection.

 

« Tu vas te détendre de plus en plus, mon chaton. Ma voix, mon corps, ma proximité, vont envelopper tes sens dans une douceur irrésistible, dont tu ne voudras pas sortir. » Énonça d’un timbre ferme mais velouté le travesti de charme, son articulation aussi parfaite que son maquillage.

 

« Je vais continuer de te parler lentement et calmement, et tu vas sentir ta concentration flotter doucement loin de mes mots. Tu vas perdre le fil de ce que je raconte, comme si tu rêvassais pendant une interminable réunion. Et pourtant, une partie de ton cerveau très attentive retiendra sans effort ce que je vais te dire. » Poursuit le beau brun avec une cadence de métronome renforçant le pouvoir fascinant de ses phrases. Jean-Marc, de son côté, venait de remarquer les boucles d’oreilles qui oscillaient en périphérie du visage ovale de Jade Jasmin. Formées d’anneaux argentés, elles se balançaient, tout doucement, offrant à sa vue un mouvement doux et apaisant à suivre des yeux. À gauche, puis à droite...

 

« Détendu et calme pour Jade… Détendu et calme pour moi. Inspire à fond cette merveilleuse odeur de jasmin qui m’entoure, expire tranquillement en admirant le vert de jade qui colore mes paupières. Sens comme ton corps se réchauffe et s’engourdit. » Fredonna d’une voix mielleuse l’hypnotiseur en bottes montantes, avant d’enchaîner et de poursuivre sa lente induction hypnotique.

 

L’homme à qui il s’adressa perdit d’abord conscience du sens de ses mots, trop obnubilé qu’il était par le reste, par l’érotisme sous-jacent et relaxant qui émanait de la scène. Ces fesses fermes qui veillaient à le garder en érection sans le titiller trop souvent venaient approfondir la paresse intellectuelle qui gagnait le cerveau du propriétaire de l’entrepôt, lequel se sentit décrocher de plus en plus, jusqu’à perdre de vue ce qu’il observait depuis tout ce temps, pour sombrer dans un noir satiné et accueillant. Jamais le timbre suave, chaud et langoureux, ne s’arrêta de lui parler, et il parlait encore lorsque Jean-Marc, avec un lourd soupir, s’endormit pour de bon.

 

Des heures plus tard, engourdi et ankylosé, frigorifié, le quadragénaire se releva de son séant. Il s’était allongé à même le sol froid de son entrepôt, emmitouflé dans son manteau. La nuit n’était pas terminée mais semblait bien avancée, et il se sentait lourd. Difficilement, il se remémora les derniers événements de la nuit, puis fut saisit d’une crainte viscérale, et s’élança vers l’extrémité de son entrepôt d’un pas gauche, courbaturé.

 

Comme il le redoutait, la boîte contenant l’ordinateur portable qu’il était venu chercher n’était plus à sa place. Un petit mot lui avait été laissé, marqué (bien évidemment !) de l’empreinte rouge cerise d’un baiser.

 

« Merci pour ce beau cadeau, mon lapin.

J’espère en retour t’avoir donné de quoi faire de jolis rêves me concernant.

À une prochaine fois, peut-être,

 

 

Jade Jasmin »


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